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Néoprotectionnisme écologique: une nouvelle base pour la solidarité internationale

Article de Lara Baranzini paru dans la revue Ex Aequo n°88 – mars 2025.

Face à la montée des nationalismes, aux discours qui érigent le protectionnisme comme moyen de défendre les intérêts économiques nationaux dans un réflexe de repli sur soi de plus en plus conflictuel, il nous semble essentiel de porter les voix qui émergent des pays à faible revenu et qui appellent à un nouveau modèle économique mondial. En particulier celui basé sur le concept de « néoprotectionnisme écologique ».

Plusieurs raisons à cela. Premièrement, ce concept se base sur des valeurs écologiques et sociales et pas sur des nationalismes dangereux. Il est d’autant plus intéressant qu’il est porté par des économistes africains, qu’il vise le développement de l’agroécologie et qu’il donne au continent africain un rôle d’importance planétaire face au dérèglement climatique. Deuxièmement, il nous semble aujourd’hui plus que jamais essentiel de ne pas laisser toute la place aux discours clivants des nationalismes, et de refaire entendre la voix d’un altermondialisme basé sur des valeurs sociales et écologiques. Ce concept permet en outre de tisser des ponts solidaires entre les réflexions sur le commerce équitable et solidaire local dont nous avons parlé dans notre dernier numéro et le soutien aux productrices et producteurs des pays à faible revenu. Enfin, le néoprotectionnisme écologique a l’avantage d’être applicable partout, y compris sous nos latitudes, pour permettre de s’engager dans la transition écologique et sociale.

Les défenseurs du néoprotectionnisme écologique partent du constat que le libre-échange mondialisé, en favorisant la délocalisation de certaines industries dans des pays où les normes environnementales sont moins strictes, compromet non seulement la compétitivité des industries locales, mais aussi l’effort global de transition écologique. Ils plaident pour associer les impératifs écologiques à des mesures économiques visant à protéger les économies locales. Ceci afin de pouvoir soutenir activement la transition écologique et sociale au niveau local.

Kako Nubukpo

Une des voix qui a contribué à l’émergence de ce concept est celle de Kako Nubukpo. Il est économiste et ancien ministre chargé de la Prospective et de l’Évaluation des Politiques publiques du Togo (2013-2015).

Tout en ayant été commissaire de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) en charge du Département de l’agriculture, des ressources en eau et de l’environnement de 2021 à 2024, il critique ouvertement le franc CFA et son impact sur les économies africaines. Il critique également les élites africaines, qu’il accuse de ne pas se mobiliser pour la justice économique, sociale et environnementale, car complices des mécanismes économiques dominants. Auteur de plusieurs livres1, il est une figure importante dans les débats contemporains sur l’économie mondiale et les politiques de développement. Ses analyses montrent les effets de la mondialisation sur les pays africains, les inégalités croissantes entre les pays riches et les pays en développement, ainsi que les coûts environnementaux de la globalisation qui impactent les populations les plus vulnérables.

À travers sa réflexion sur le néoprotectionnisme écologique, Kako Nubukpo ne se limite pas à mettre en lumière les contradictions de la mondialisation actuelle, il défend en parallèle un modèle économique qui intègre des préoccupations environnementales, sociales et culturelles. Il plaide pour une nouvelle forme de protectionnisme, non plus conçu comme un simple outil de défense des marchés, mais comme un moyen pour bâtir une économie mondiale plus juste, plus équitable et plus respectueuse des équilibres écologiques nécessaires pour faire face aux crises environnementales actuelles et futures. Dans sa vision, il faudrait renforcer le développement d’une sphère sociale basée sur le principe des « communs 2 » et soutenir la croissance rapide de l’économie sociale et solidaire sur le continent africain.

Le néoprotectionnisme écologique pour contrer les effets de la mondialisation néo-libérale

Historiquement, le protectionnisme était une politique économique visant à protéger les industries nationales et le secteur agricole contre la concurrence étrangère, notamment par des tarifs douaniers, des quotas ou des subventions. Avec la mondialisation et la création d’accords commerciaux multilatéraux (comme ceux portés par l’Organisation mondiale du commerce, OMC), cette approche a été largement abandonnée au profit du libre-échange.

Il convient peut-être de rappeler que l’OMC a pour mission de veiller à ce que les échanges commerciaux soient les plus libres possibles, en d’autres termes, d’éliminer les obstacles au commerce. C’est en vertu des accords de l’OMC qu’en Suisse les appels d’offre publics doivent obligatoirement s’ouvrir à la concurrence internationale et que les pays n’ont pas le droit de favoriser leurs entreprises nationales. C’est également en vertu de ces accords que les exigences environnementales ou sociales ne doivent pas être excessivement contraignantes au point de restreindre injustement la concurrence internationale.

L’OMC est un des seuls organes internationaux à avoir un pouvoir coercitif : elle a le pouvoir d’obliger des États à se conformer à ses règles par le biais de sanctions. Parallèlement, l’OMC n’a aucun engagement en matière de durabilité. Elle ne doit pas s’inscrire dans le cadre des Objectifs du développement Durable. Pire, comme le souligne José Tissier, Président de Commerce Équitable France, dans son article « Le juste-échange équitable comme base d’un nouvel ordre commercial mondial 3», même la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques de 1992 postule que les mesures pour contrer le changement climatique ne doivent pas constituer un moyen pour imposer des « discriminations arbitraires ou injustifiables » sur le commerce international. Le constat est clair : toute considération environnementale est donc subordonnée à l’impératif du libre-échange et de la croissance économique.

Après des décennies de libre-échange, le bilan est interpellant. Les dégâts sur le plan social et environnemental ne sont plus à démontrer. Et sur le plan économique, les chiffres liés aux inégalités mondiales donnent le tournis. Pour ne citer que quelques exemples donnés par le coauteur de la récente étude d’Oxfam International, « Multinationales et inégalités multiples 4» lors de la table ronde coorganisée par les Magasins du Monde en novembre dernier, 69% de de la richesse mondiale est concentrée dans le Nord, qui abrite 65% des milliardaires. Alors que les pays du Sud fournissent 90% de la main-d’œuvre qui fait tourner l’économie mondiale, ils ne reçoivent que 21% du revenu mondial. Pire encore, les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire consacrent 48% de leur budget au remboursement de la dette ! Sans parler de l’immensité du pouvoir d’une poignée d’entreprises qui ont su profiter au mieux des opportunités données par la libéralisation des marchés et les multiples démantèlements des services publics.

Nous assistons aujourd’hui, sidérés, à l’impact sociétal du soi-disant ordre économique mondial : la concentration des richesses (et du pouvoir qui y est associé) entre les mains d’une minorité de personnes nous montre les dérives auxquelles notre civilisation s’expose.

Comme le fait remarquer Kako Nubukpo, l’ouverture de l’Afrique aux importations mondiales est quasi sans limites (contrairement aux pays Occidentaux, qui se sont mieux protégés). Cette ouverture a permis de traverser des crises alimentaires d’origine diverses en nourrissant à bas prix les habitant·e·s des villes en pleine expansion, « mais elle a détruit les chances des cultivateurs et des pasteurs de vendre à des prix stables et rémunérateurs, et ainsi d’accumuler et d’investir ».

Par cette ouverture, la paysannerie africaine a été mise en concurrence avec les économies agricoles des pays industrialisés qui ont une productivité par unité de travail incomparable (de 400 à 1’000 fois supérieure). « Une concurrence insupportable avec des agricultures aux vastes surfaces motorisées et chimisées, par ailleurs subventionnées et protégées commercialement, et bien sûr longtemps aidées pour exporter leurs excédents agroalimentaires devenus structurels. Beaucoup moins visible mais tout aussi nocif à long terme que l’aide alimentaire gratuite, dont les effets dépressifs sur la production locale ont été assez vite documentés » 5.

Une vaste étude citée par l’auteur a démontré que la mondialisation néo-libérale et les changements structurels dans l’agriculture qui en ont découlé ont bloqué des petites exploitations paysannes dans la pauvreté. Au jeu des avantages comparatifs, les pays les plus pauvres ont ainsi été cantonnés à l’exploitation de leurs ressources naturelles avec une faible valeur ajoutée et sont ainsi poussés à une concurrence délétère sur les marchés de produits « exotiques ». Les populations africaines sont en outre parmi les plus impactées par le changement climatique alors qu’elles y ont le moins contribué, et elles sont en première ligne également face aux dégâts environnementaux des industries d’extraction et des multinationales agroalimentaires qui rachètent à tout va leurs terres.

Le néoprotectionnisme écologique serait-il une solution envisageable pour l’Afrique et la crise climatique?

Sur un continent à l’économie essentiellement agricole où 400 millions de personnes peinent à se nourrir, le néoprotectionnisme écologique devrait permettre le déploiement de politiques publiques pour régler les tensions autour de l’usage du foncier entre agriculteurs et éleveurs, présever les ressources naturelles et la biodiversité, ainsi que pour soutenir l’agroécologie et la souveraineté alimentaire.

Selon Kako Nubukpo

« Priorité doit être donnée à l’agriculture familiale vivrière et aux économies de marchés locaux et nationaux, et à l’usage de méthodes respectueuses de l’environnement, plutôt que, coûte que coûte socialement et écologiquement, aux cultures d’exportation et à une insertion sans filet dans l’économie mondiale ».

Comme il le souligne, le système agricole africain, n’ayant pas évolué vers les méthodes industrielles, est aujourd’hui une opportunité pour autant que l’achat des terres africaines par des États et des multinationales soit endigué.

« Ne nous voilons pas la face : fini de croire que nous couvrirons l’Afrique de tracteurs, d’engrais chimiques, d’OGM et de produits phytosanitaires, de davantage de plantations « exotiques » et de splendides pivots d’irrigation ».

L’objectif doit être, au contraire, de protéger les forêts, les cours d’eau, les pâturages, les sols, la faune et la flore sauvages, qui sont essentiels à la lutte contre le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité. En parallèle, Kako appelle de ses vœux une intensification agroécologique via des politiques publiques de grande ampleur. Ce focus sur le système agricole africain est d’autant plus essentiel que les impacts du dérèglement climatique y sont particulièrement brutaux. Une telle révolution permettrait de renforcer la capacité des organisations paysannes à y faire face (via des méthodes qui protègent les sols, rétention d’eau, etc.) et contribuerait, en même temps, à l’atténuation du changement climatique au niveau mondial.

« Parler aujourd’hui de justice économique, sociale et environnementale comme je le fais, c’est convoquer la communauté internationale à œuvrer pour l’adaptation à un dérèglement climatique dont l’Afrique n’est pas responsable et pour réparer les dégâts d’un mode de production capitaliste destructeur des écosystèmes naturels ».

C’est sur ce point que Kako Nubukpo appelle la communauté internationale à faire face à ses responsabilités, notamment en termes de « dette écologique ». Pour que l’Afrique ne soit pas contrainte à faire des choix entre développement économique et préservation de l’environnement, les services écologiques rendus par l’Afrique dans le cadre de ce qu’il appelle la « révolution agricole doublement verte » devraient être reconnus et rémunérés à leur «valeur mondiale» dans le contexte du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Les fonds ainsi récoltés devraient permettre de financer les investissements massifs nécessaires à l’intensification agro-écologique qui, au-delà de sa composante environnementale, aurait pour effet de doubler les rendements agricoles actuels pour permettre aux familles paysannes africaines de se nourrir et de nourrir leur population.

« Dans l’état actuel des forces en présence, il y faut aussi la conscience des intérêts bien compris de la communauté internationale qui ne doivent plus être, pour les pays industrialisés, de « nourrir le monde », prétexte à tous les excès productivistes et concurrentiels, mais de permettre à la population de chaque pays de se nourrir elle-même. »

Pour effectuer cette révolution, l’Afrique doit pouvoir se protéger des importations agricoles et alimentaires. Et c’est là qu’intervient l’idée du protectionnisme. Face à la concurrence insoutenable des pays développés, l’économie agricole africaine, n’a en effet aucune chance de survie et encore moins d’opérer cette révolution agricole. La fiscalité aux frontières permettrait non seulement de garantir des prix stables et rémunérateurs à l’agriculture paysanne africaine, mais aussi de mettre en place des mesures pour soutenir les habitant·e·s pauvres des villes face au renchérissement de l’alimentation. Et de rappeler aussi la nécessité de rééduquer les citadins à une consommation locale, car ils se sont peu à peu habitués aux denrées importées et se sont détournés des céréales et autres plantes locales adaptées au climat et aux sols africains.

Quel rôle pour le commerce équitable?

Engagées depuis 50 ans pour des échanges commerciaux plus équitables, les organisations du commerce équitable se doivent d’être à l’écoute de ces revendications et de porter la voix de la société civile des pays du Sud qui demandent « un nouveau modèle de justice écologique et sociale ». Ceci d’autant plus que la promotion, la défense de la souveraineté alimentaire et le soutien à l’agriculture paysanne font partie intégrante de notre mouvement, qui a su rester fidèle à une vision du commerce équitable qui n’enferme pas ces pays dans un rôle de simples producteurs de matières premières sans valeur ajoutée. Le développement des capacités de transformation au niveau local et le soutien pour le déploiement de marchés locaux dont nous parlons dans ce numéro en sont des exemples.

La pratique du commerce équitable et le soutien au développement de projets de ce type doit cependant continuer de s’accompagner d’une réflexion plus globale sur la justice climatique, sur les accords commerciaux de notre pays avec les pays à faible revenu et sur la responsabilité de nos entreprises, en particulier dans les pays du Sud.

Le néoprotectionnisme écologique revendique le droit de mettre les considérations environnementales au premier plan. Dans le contexte actuel, il nous semble cohérent de s’y intéresser, d’autant plus que l’idée est portée par des personnalités du Sud global. Et même sous nos latitudes, il permettrait de faire enfin bouger les choses. On le remarque régulièrement, lors des débats politiques : l’argument phare pour s’opposer à des réglementations environnementales plus strictes chez nous, que ce soit au niveau des pesticides ou des polluants éternels (PFAS) est que de telles règles avantageraient les produits importés (qui ne respectent pas les mêmes critères), rendant nos acteurs économiques moins compétitifs. Unique solution qu’on nous demande d’accepter : le statu quo, ou le jeu de tergiverser tant que les autres ne bougent pas… Il conviendra de réfléchir, la prochaine fois que nous devrons nous positionner sur de nouveaux accords de libre-échange : la solution, pour la planète, pour les productrices et producteurs et in fine pour les citoyen·e·s du monde ne serait-elle pas plutôt ailleurs ?

Lara Baranzini

Article paru dans la revue Ex Aequo n°88 – mars 2025
Publié par La Vrille avec l’aimable autorisation de Magasins du Monde

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Notes:

  1. Kako Nubukpo, Une solution pour l’Afrique : du néoprotectionnisme aux biens communs, édition Jacob, 2022.
    Kako Nubukpo, L’Afrique et le reste du monde, de la dépendance à la souveraineté, édition Jacob, 2024.
  2. Les communs – en anglais : commons – sont des ressources partagées, gérées et maintenues collectivement par une communauté ; celle-ci établit des règles dans le but de préserver et pérenniser ces ressources tout en fournissant aux membres de cette communauté la possibilité et le droit de les utiliser, voire, si la communauté le décide, en octroyant ce droit à tous. Ces ressources peuvent être naturelles (une forêt, une rivière), matérielles (une machine-outil, une maison, une centrale électrique) ou immatérielles (une connaissance, un logiciel). Cf Wikipédia
  3. commercequitable.org
  4. Disponible en français sur le site internet d’Oxfam France
  5. Toutes les citations sont issues du livre Kako Nubukpo, L’Afrique et le reste du monde, de la dépendance à la souveraineté, édition Jacob, 2024.